Le débat
politique et l’exercice du pouvoir à la lumière de Michel Foucault
(Toutes les citations utilisées proviennent de l’Ordre du
Discours de
Michel Foucault.)
Nous vivons dans l’illusion du
vrai. Nous croyons en l’existence de la vérité et la force de cette croyance
nous a fait occulter le fait que la vérité n’est qu’un « système
historique ». Est vrai ce qui correspond à toutes les caractéristiques sociales
du vrai, ce qui a été découvert grâce à une méthode légitime de recherche de la
vérité. Nous vivons aujourd’hui dans une société où la science est maitresse. La
méthode scientifique s’est donc imposée comme le seul moyen du vrai. Le seul
discours légitime est le discours scientifique.
Ceci a eu une conséquence majeure
en politique. La volonté de rationalité a effacé la nécessité de la
confrontation des angles de vue. « Angle de vue » est même devenu une
expression péjorative et toutes les opinions se cachent aujourd’hui sous des
apparences de vérité. Le contenu du discours politique est maintenant contraint
d’émaner de connaissances scientifiques pour être légitime. Le registre n’est
plus idéologique dans le discours politique, il est celui du bon sens. La politique
est devenue une science.
Mais plus que cela, la politique
s’est « scientificisée » dans son contenu. La politique n’est plus
considérée comme un débat d’idées, comme un affrontement de visions du monde,
comme une opposition de définitions du « bien » différentes. La
politique est devenue un combat pour la vérité. Aujourd’hui pour qu’une
déclaration politique soit légitime il faut qu’elle s’appuie sur un « corpus de propositions considérées
comme vraies », pour reprendre l’expression de Foucault. Le discours politique
ne sera accepté que s’il se fonde sur des propositions scientifiques issues
d’autres disciplines. Il en va ainsi du recours croissant à la citation de
paroles « d’experts », sociologues, biologistes ou économistes. La
politique ne peut être légitime que si elle est une volonté de mise en
application d’une théorie scientifique, que si elle s’attaque à un problème mis
en évidence par les experts de la question. La politique n’est également
légitime que si elle est « réaliste », c’est-à-dire en correspondance
avec la description scientifique de la réalité concernée.
Il suffit ici de regarder la
place énorme qu’a prise l’économie en politique. Foucault dit « les
pratiques économiques, codifiées comme préceptes ou recettes, éventuellement
comme morale, ont depuis le XVIe siècle cherché à se fonder, à se rationaliser
et à se justifier sur une théorie des richesses et de la production ». On
a fait de l’économie une science imparable, une science
« sociale-dure ». La politique, traitant de la société mais devant se
soumettre à la science, a donc été envahie de toute part par l’économie. On le
voit bien dans la campagne présidentielle. Les débats entre les candidats sont
autant de tentatives de dénoncer « l’inapplicabilité » du programme des
autres voire leur caractère « d’aberration économique ». Ainsi on
dénonce l’utilisation de statistiques fausses, de prévisions de croissances
trop élevées, de mécanismes inflationnistes oubliés etc. Ici l’exemple du débat
Hollande/Sarkozy d’entre-deux tours est presque caricatural. Pour plaire il ne
faut pas avoir une philosophie de vie, il faut avoir les bons chiffres. Il faut
connaitre le PIB, le taux d’épargne, le nombre de pertes d’emplois industriels
etc. Et le débat se résume à des accusations de mensonge et d’affirmation de la
détention du « vrai » chiffre.
Michel Foucault écrit dans l’Ordre
du Discours « une proposition doit remplir de complexes et lourdes
exigences pour pouvoir appartenir à l’ensemble d’une discipline ». La
politique est devenue une discipline scientifique. Ceux qui font de la
politique, qui peuvent légitimement parler de façon politique, sont donc une
catégorie spécifique d’individus. Il n’y a qu’à voir le niveau actuel de
professionnalisation de la politique. Des parcours comme Sciences-Po et l’ENA
forment les scientifiques de la politique. Ces scientifiques doivent se
soumettre à une méthode pour garder leur statut et prouver qu’ils font de la
science. Ils doivent respecter « les gestes, les comportements, les
circonstances, et tout l’ensemble de signes » qui correspondent à la
définition du discours politique. Ainsi on ne fait pas n’importe quoi quand on
est en campagne ou quand on est président de la République.
Prenons l’exemple de Philippe
Poutou. Il est intéressant d’observer les commentaires qui sont faits dans les
médias ou que l’on entend parmi nos pairs à son sujet. Ce n’est pas un
scientifique de la politique et cela lui est reproché. Beaucoup peuvent
accepter qu’il n’ait pas reçu la formation spécifique pour choisir la voie de
la politique, nous aimons les autodidactes. Mais pour avoir autant de
« valeur » que les autres à nos yeux il devrait se conformer aux
codes. Et il ne le fait pas. Son registre de langage, ses dispositions
corporelles, sa façon de s’habiller ne correspondent pas à ce que l’on attend
du politique. Yann Barthes au Petit
Journal a commenté plusieurs fois des déclarations de Poutou en disant
« On ne dit pas ça quand on est candidat à la présidentielle ».
Au final la politique en se « scientificisant »
est devenue le règne des experts. Et les politiques finissent par être
l’application de quelques expertises et non plus une expression du vouloir
collectif. L’action politique est de moins en moins dictée par les volontés
collectives. Elle n’est plus tant le moyen de changer la définition de ce qui
est acceptable socialement que la simple tentative d’optimiser scientifiquement
la pérennité de la population. Les politiques mises en place ne se réclament
pas d’un courant d’idée, elles se disent la solution la plus efficace à un
problème défini scientifiquement. Les scientifiques analysent la réalité,
cernent ses « disfonctionnements » et élaborent des modèles pour
obtenir une réalité plus « adéquate ». Dans son discours inaugural
Foucault dit «un ensemble aussi prescriptif que le système pénal a cherché ses
assises ou sa justification, d’abord, bien sûr, dans une théorie du droit, puis
à partir du XIXe siècle dans un savoir sociologique, psychologique, médical,
psychiatrique : comme si la parole même de la loi ne pouvait plus être
autorisée, dans notre société, que par un discours de vérité ».
Michel Foucault exprime en partie
cette idée lorsqu’il élabore le concept de biopolitique. La biopolitique est
une forme d’exercice du pouvoir fondée sur les sciences dures. Un pouvoir qui
ne s’exerce non pas sur un territoire et sur un collectif, mais sur les
individus directement et jusque dans leur aspect charnel. La biopolitique
s’applique à optimiser la force collective en administrant les corps. Foucault
explique l’évolution de la politique dans ce sens avec une analyse historique.
Il observe les actions politiques entreprises au XVIIIe siècle pour limiter la
propagation des épidémies, notamment la procédure de mise en quarantaine. Il
observe que les gouvernements captent de plus en plus leur population, exerce
un contrôle de plus en plus grand, avec un motif de surveillance et de maitrise
de la santé. Il analyse ainsi les politiques d’hygiène publique mises en place
au XIXe siècle. Pour finir il s’intéresse au contrôle des natalités, niveau
très avancé du biopouvoir puisque le gouvernement intervient jusque dans l’acte
symbolique de reproduction.
Foucault serait sûrement rempli
d’effroi aujourd’hui devant l’ampleur prise par ce phénomène. Le gouvernement
essaye de maitriser la consommation d’alcool et de tabac des individus. Les
débats publics aujourd’hui évoquent des recherches sur un « gêne de la
criminalité » et le gouvernement français a proposé de repérer de façon
très précoce les enfants à potentialité turbulente pour mettre des moyens
d’éducation spécifique à leur disposition et les juguler. On donne des réponses
scientifiques à des problèmes scientifiques. Mais par là-même on oublie
l’humain. L’homme scientifique, qui s’érige au rang divin par l’affirmation
qu’il détient la vérité, écrase ses opposants et n’accepte ni la remise en
question ni l’erreur. Celui qui veut interdire le scanner corporel dans les
aéroports pour des motifs de dignité ou de croyances n’a pas de valeur, son
discours n’est pas scientifique alors il ferait mieux de se taire. Est
disqualifié celui qui maintient que les enfants turbulents n’ont pas cela dans
leur gêne mais dans leur inconscient. Et celui qui dit que l’Etat mène une
politique d’hypocrisie en inscrivant des slogans anti-tabac sur les paquets de
cigarettes n’a pas les médecins de son côté, il peut donc gentiment retourner
chez lui.
Adoptons une définition
contingente de la vérité et évitons l’écueil de l’absolutisme. Acceptons que la
vie ne soit qu’une succession d’erreurs et nous empêcherons l’avènement d’une
technocratie froide et déshumanisée. Redonnons au débat politique son caractère
idéologique et révélons les points de vue partiaux qui se masquent sous
l’apparence de la vérité scientifique. Edgar Morin a appelé François Hollande à
promouvoir un retour de l’humain et de la politique sur la science et ce dernier
semble avoir conscience de cet enjeu (1). Je l’encourage à mettre en
application cette déclaration car elle est à la base de toute évolution de
notre société vers un nouveau modèle. Voilà le vrai changement.
(1) http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/05/04/le-pouvoir-pour-quoi-faire_1695946_3232.html?xtmc=edgar_morin&xtcr=2
Edgar Morin « Il
faut par ailleurs reprendre un contrôle humain, éthique et politique sur la
science. »
François Hollande « Le
rôle du politique est de déterminer les limites et les enjeux du progrès
scientifique. »